Un petit vélo dans la tête par Claude (34) le 04.03.12
Un petit vélo dans la tête
« Vive les vacances, plus de pénitences, les cahiers au feu et le maître au milieu ! ». Plutôt que le tocsin, juillet avait sonné la délivrance pour le maître d’école. Déjà la chaleur nous faisait déserter la classe pour le parc, attenant à la cours de récréation, où l’ombre abondante nous servait de refuge. Sous la ramure, les cours prenaient des allures buissonnières. Les discussions trouvaient un thème de saison, un thème majeur : Le Tour de France Cycliste.
L’instituteur nous a montré la carte avec le tracé de la « Grande Boucle ». En bon pédagogue, il a su tirer de l’événement une leçon de géographie, sans doute la plus suivie de la saison. Les cancres en ont surpris plus d’un en citant les cols des Alpes et des Pyrénées. Rien d’étonnant à cela, chacun d’entre nous possède l’itinéraire, à son domicile, punaisé contre une porte et pronostique en famille le coureur qui franchira en tête le Galibier ou le Tourmalet.
Le petit écran n’a pas encore envahi les foyers, seule la radio, nous relie à l’événement. Si nous sommes privés d’images, nous n’en sommes pas frustrés, la verve journalistique sait nous faire vibrer. Les reporters en rajoutent même un peu, en nous faisant partager leur passion en direct. Q’une échappée importante se dessine et ils évoquent « la chevauchée fantastique », que les leaders s’affrontent dans un col et cela devient « un combat de titans », qu’un « campionissimo » essuie une défaillance et c’est « l’homme au marteau » qui l’a frappé, ce « forgeron des cimes » impitoyable qui écrase à coups de son énorme masse les « rescapés » venus pédaler sous sa moustache fournie. Qu’un orage éclate en montagne dans ce « décor dantesque » et c’est le « déluge du jugement dernier qui s’abat sur les forçats de la route »…
Dans nos têtes d’enfants, il n’en faut pas plus pour graver à jamais un attachement particulier
à cette compétition. D’ailleurs les adultes, eux aussi, se laissent emporter par la fièvre cycliste. La canicule de la journée rend amorphes les plus vaillants, mais lorsque le soir tombe et que l’air devient plus respirable, tout le monde sort la chaise pour prendre le frais. Les mères de famille profitent de l’occasion pour donner un dernier coup de balai avant d’aller, à leur tour, rechercher la fraîcheur dehors.
-Allez zou ! Sortez les cadières je vais passer l’escoube. Pour mon frère et moi c’est le signal, le moment venu des transactions. Nous nous réunissons avec d’autres gamins, organisant un trafic de vignettes représentant les « héros de la petite reine ». Chaque soir la cotation fluctue suivant les résultats de l’étape. Gloire à celui qui possède l’effigie du vainqueur du jour. Le marché s’avère porteur puisque l’épicier qui vend les caramels, proposant les images en cadeau, est en rupture de stock. Pour satisfaire ma passion, je sacrifie mes billes dont la cote est en chute libre. Mais qu’importe ! J’ai la satisfaction d’avoir entre les mains le visage et le palmarès de tous ceux dont on va parler. Je suis un peu leur directeur sportif, je leur prête des intentions de victoires, des projets d’attaques, des ambitions d’échappées solitaires. Je soigne ces bouts de carton avec une sollicitude égale à celle que l’on porte aux objets de culte.
Tout le village ou presque est dans les rues, en petites grappes de sièges ou autour des bancs de pierres. Tantôt sous l’éclairage public et les charges de moustiques, tantôt dans l’obscurité complète, seulement repérables à la blancheur des tricots de corps des hommes.
Des tribunes s’improvisent pour débattre de sujets d’actualité et inutile de préciser que la plus importante traite du Tour de France. Les voix montent, se chauffent, attirant un public connaisseur ou néophyte . Tout est prêt pour ces joutes verbales. Les hommes, assis à califourchon sur leur chaise, s’emportent parfois, mais jamais au delà d’un pari pour une bouteille de grenache ou un paquet de tabac. Pourquoi tant de bruit, de passion ? Simplement parce que toutes les équipes possèdent leurs supporteurs. Le charbonnier d’origine italienne encourage la « Squadra azura ». Les réfugiés espagnols ne jurent que par Bahamontes « l’Aigle de Tolède ». Des belges, oubliés ici depuis la deuxième guerre mondiale possèdent un lot de formidables sprinters. Et bien sûr, les franco-français ne sont pas en reste, au contraire cette année l’équipe nationale compte pléthore de leaders, si bien que, suivant les reporters cela tourne à la « guerre fratricide ».
Le clan des tricolores se partage entre les pro-Bobet, les supporteurs de Géminiani, les défenseurs de Roger Rivière et les fanatiques d’Anquetil. Je devrais d’ailleurs dire le fanatique d’Anquetil puisque c’est de mon papa qu’il s’agit.
Cette année nous assistons à un changement de génération où la « vieille garde » des Coppi, Bartali, Bobet, semble devoir laisser la place à « des jeunes loups aux dents longues ». Mais cela n’empêche pas Robic dit « tête de cuir », parce qu’il porte toujours un casque à boudins, d’avoir encore des admirateurs. On parle de son courage, de cette rage à ne jamais s’avouer vaincu. N’a-t-il pas gagné son Tour dans l’ultime étape, sans avoir porté le maillot jaune ? « La tunique mythique » tant convoitée. J’aime bien ce minuscule bonhomme avec sa tête de petit vieux. C’est un sacré malin, aux sommets des cols il se fait donner un bidon de limaille de fer afin de compenser son manque de poids dans les descentes. Ceci au grand dam des commissaires de course qui le sanctionnent pour ravitaillement illicite. Comment je sais cela ? D’abord je ne manque aucun débat nocturne, ensuite j’ai toujours l’oreille collée à la radio ; mieux ! mon père a acheté un des premiers postes à transistors de la contrée. Cela nous permet de ne rater aucun rendez-vous. Flashes d’informations offerts par les articles « Souple dur » :
-Souple comme le pas d’une danseuse… Toyoyoyo ! Dur comme le fer… Blong. Toyoyoyo est le bruit qu’est sensé faire le pas d’une danseuse, ça ressemble à un élastique qui vibre, et
« Blong » pas de doutes c’est le bruit d’un coup de marteau sur l’enclume. Dans le groupe des acharnés mon père possède sans doute le plus d’informations puisqu’il écoute en plus, juste avant le repas du soir, les analyses savantes des spécialistes. Cela lui confère une aura particulière, à moins que ce ne soit à cause du « Transistor ».
-Hé ! Fédérico (Bahamontes) il manche des glaches en haut de la montagne tellement il est en abanche ! » claironne fièrement le représentant ibérique, le béret en bataille.
-Ho ! ton aigle de Tolède, c’est vrai qu’il grimpe bien, mais il descend comme un papè, il a la cagagne de se casser la pipe !
-Peut-être mais en attendant y manche des glaches pendant que les chautres y se crèbent ; té ! et le béret fait un demi tour sur la tête, signe que la discussion risque d’être animée.
-Bon ! Pour manger des glaces en haut des cols, ton Bahamontes c’est le meilleur, mais à Paris il sera à vingt minutes de Géminiani. Vous allez voir « le grand fusil » dans les Alpes, y va faire péter la baraque, ou alors.. ou alors… vé .. Je suis plus boucher !
-Doucement petit! tu crois que Bobet va le laisser faire ?
-Ma ! dit Zeminiani ? c’est presque oune italien, no ? mais il vaut pas Coppi.
-Mon pauvre ton Coppi sé fa viél ! »
-T’as rien à dire, ton Bobet c’est pas un perdreau de l’année, non plus !
C’est bien parti, les boutades et les moqueries vont succéder aux arguments, Bobet a la réputation d’être un adepte de la diététique, mais aussi de, comment dire … de l’abstinence.
-A cause que le vélo, c’est un sport terriblement dur et qu’il faut choisir entre la femme et la gloire. Justement à cet instant, une femme s’est aventurée dans le cercle des tribuns pour inviter son mari à aller se coucher. -Oh ! cigalou ! ce soir tu choisis pas la gloire ! Et tous s’esclaffent de rire. Souvent ce cercle des « cadières » est le dernier à laisser le silence reprendre possession de la nuit. Pendant toute la durée de l’épreuve, la population veillera plus que de coutume. Et ce soir plus encore car demain le Tour vient à notre rencontre et traverse le département. Je m’endors avec délice, mes héros de carton sous l’oreiller.
« Demain sera un grand jour, demain on va voir le Tour ! » on chante ça avec mon frangin.
On dit voir le tour, et non voir passer le Tour, c’est une nuance, mais de taille. Mon père a étudié le parcours de l’étape et sait ce qu’il faut rechercher : un endroit un peu pentu, après une longue ligne droite, pour les voir arriver de loin et avec de l’ombre.. « Parce qu’on n’est pas assez cabourd pour rester planté pendant deux heures en plein cagnard ! », d’ailleurs on fera un pique-nique afin que l’attente paraisse moins longue. Ah ! ces pique-niques ! Mon père ne les imagine pas sans un minimum de confort. Chez nous pas de nappe jetée sur l’herbe avec un panier en osier au milieu et des convives assis en tailleur autour. Non ! non ! il nous faut une table de camping bancale, des fauteuils en toile avachie, des assiettes molles en matière plastique verte, des couverts tordus et une glacière bricolée maison. Et quelle glacière ! Ma
mère lui a trouvé un nom qui lui va comme une housse : « l’enquestre ». L’enquestre donc est un objet unique, à la limite du meuble de cuisine pour la fonction et de la niche de chien pour l’encombrement. Tout en bois, en double épaisseur avec de la laine de verre entre. Il impressionne par la taille mais ne peut contenir que deux bouteilles. Ce monument de l’art rustique est coiffé d’un couvercle orné d’une poignée en fer pour bien faire comprendre qu’il est transportable. Plus d’un pourrait en douter… De plus, il doit être gavé de glaçons pour jouer son rôle. C’est fou ce que le bois absorbe l’humidité, à chaque sortie l’enquestre grossit un peu plus, ses parois se gondolent et se couvrent de vergetures et les clous lui dessinent d’inquiétants grains de beauté rouillés. Il va séjourner une bonne heure dans le coffre de notre 4CV bleu marine -une couleur conseillée pour les expériences sur l’énergie solaire mais peu propice pour conserver la limonade au frais- , la glacière occupe donc une place si importante que nous ne pouvons transporter des sièges pour tous. Mais, pas d’inquiétude, une fois couchée sur le coté elle jouera à merveille le rôle de banc pour mon frère et moi, c’est même à se demander si ce n’était pas la première idée de mon paternel. Nos mentons affleurent le plateau de la table, mais nous ne protestons pas. Pour une position plus conventionnelle, il faudrait la mettre droite et nous asseoir dessus. Avec la poignée dans le cul, merci bien ! Et puis nous sommes là pour le Tour que diable ! mon père a effectivement trouvé l’endroit idéal, un nid d’ombre au sommet d’une légère montée en ligne droite…
Les premiers véhicules de la caravane apparaissent à l’heure du dessert, cela tombe bien, nous pourrons consommer sur place les gourmandises grappillées par nos bras qui s’agitent comme des sémaphores au passage des publicitaires. Pour le moment, nous sommes plus riches en visières en carton, revues périmées et prospectus divers qu’en sucreries. Reste le spectacle, nos yeux d’enfants sont émerveillés par ces camions bariolés, transformés pour la circonstance en tube d’aspirine géant (Ouf merci Aspro !) en énorme boite de cacao (le petit déjeuner familial BA-NA-NIA) ou surprise en gobelet « Soupledur » (Toyoyoyo, Blong !)
D’ailleurs un gobelet à roulettes ralentit à mon niveau et une hôtesse souriante m’interroge :
- Souple comme le pas d’une danseuse et dur, comme quoi ? -Le fer, je réponds et voilà-t-il pas qu’elle m’offre un gobelet Soupledur ? un vrai ! Incroyable ! j’ai gagné ! Je me demande s’ils vont en parler pendant le flash d’information « sur la route du Tour » ? Ne croyez pas que je sois naïf, une fois les journalistes ont parlé de nous à la radio, et notre photo s’est étalée dans les journaux. Oh ! pas en première page ,non ! dans celle consacrée au sport, c’est déjà pas mal. Mon père avait confectionné une pancarte où était écrit « pour Zaaf » et à laquelle était accrochée une bouteille de vin. Marrant non ? Bien sûr il faut savoir que quelques années auparavant, Zaaf, un coureur marocain je crois, avait tenté une échappée dans une étape caniculaire ou le peloton était plus préoccupé de « chasser la canette » que le fugitif. Ce dernier, assoiffé, prit et but ce que le public lui présentait. Les généreux spectateurs méridionaux offraient ainsi le produit de leurs vignes –la récolte non vendue prétendaient les mauvaises langues-. Si bien que Zaaf, de surcroît musulman et donc non aguerri à la boisson des Dieux, commença à zigzaguer sur la chaussée avant de tomber dans le fossé. Il tenta bien de repartir mais en sens inverse pour enfin s’écrouler ivre-mort.
Pour l’anecdote, le lendemain, une fois dessaoulé, Zaff se présenta pour prendre son dossard comme si de rien n’était. Les commissaires de course lui rappelèrent son abandon de la veille, à vingt kilomètres de l’arrivée. Il proposa alors, avec la naïveté qu’on imagine, de couvrir la distance avant le départ de l’étape afin de retrouver sa place dans le peloton. Hier la bouteille pour Zaaf, et aujourd’hui à moi la timbale !
Je ramène le trophée à ma mère, qui ne perdant pas son sens pratique me conseille :
-Essaie d’en resquiller un pour ton frère. Facile à dire, les spécialistes du Toyoyoyo et du Blong sont déjà loin.
-Regardez les « Cinzano » averti mon père en montrant du doigt l’horizon qui vacille sous la chaleur. En effet, ils apparaissent au loin, ce sont bien eux, des motards qui font des acrobaties sur leur machine. La réclame a réussi à faire assimiler le nom de la marque à un numéro de cirque. Cinzano sonne comme Zampano dans la Strada.
-Tu fais ça toi, avec ta moto ? interroge un voisin.
-Non ! tu veux rire ?
-Hé bien, c’est que tu bois pas assez de Cinzano, tu devrais essayer !
Un air d’accordéon nous détourne de cet esprit fort qui ose la raillerie. C’est Yvette Horner !
ou plutôt un enregistrement. D’ordinaire elle joue sous une bulle de plexiglas, mais aujourd’hui avec la chaleur et le soleil, seules les cigales sont capables de faire de la musique. Enfin les motos des radioreporters, ceux qui parlent dans le poste, se présentent à faible allure.
Ils nous annoncent « qu’ILS arrivent », « qu’ILS ne sont qu’à cinq minutes ». Un bon quart d’heure plus tard, LES voilà enfin au bout de la ligne droite. Grosse chenille mouvante et bariolée aux mille reflets d’argent. Le petit raidillon qui, pensait-on, devait les ralentir est au contraire avalé à toute allure. « FLUSSSCH » LES voilà qui passent, LES voilà passés. J’ai juste le temps d’apercevoir un bout du maillot vert d’André Darrigade « le sprinter des Landes » et une chevelure blonde sur un maillot de l’équipe de France. Je l’attribue à Anquetil, pas de doute c’était Anquetil. Dans le défilé des voitures suiveuses, cinq ou six retardés remontent le cortège à furieuses pédalées. Plus loin, le camion-balai tient compagnie au dernier, masque de douleur, visage défait, il pédale comme un automate. Les applaudissements redoublent, même s’il ne fait aucun doute qu’il ne tardera pas à abandonner, dans un endroit plus discret, sans public.
C’est fini pour nous aussi, doucement et dans un désordre général, la circulation se rétablit ôtant à la route toute la magie de l’instant passé . Je reste planté là, rêveur, la tête débordant d’images et le bruit agréable des roulements bien huilés dans les oreilles… Cette année là, Charly Gaul gagnera le tout. « L’ange de la pluie » triomphera de ses adversaires dans les Alpes sous un déluge « apocalyptique ». C’est un luxembourgeois et il n’y a pas de représentant du Grand Duché dans notre communauté. Qu’importe, l’an prochain il aura ses supporters dans le cercle des « cadières » et des gens parleront de lui comme s’ils avaient été à l’école ensemble !
Claude CAUMEL
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